Une fresque théâtrale débridée

Par Elizabeth Stone
Le 7 mai 2025, l’Usine C de Montréal a acceuili la première d’une œuvre théâtrale hors du commun : The Rise of the BlingBling – Le Diptyque, une création de Philippe Boutin. Cette pièce ambitieuse, d’une durée impressionnante de 3h30, a captivé un public nombreux, composé non seulement d’amateurs de théâtre, mais aussi d’artistes, de metteurs en scène et de membres influents de l’élite culturelle montréalaise. La salle était pleine, et il n’était pas difficile de percevoir l’excitation palpable qui flottait dans l’air tout au long de la pièce immersive.
Dès son arrivée dans la salle, le spectateur est plongé dans un univers où l’hyperréalisme et le surréalisme s’entrelacent dans une danse presque hypnotique. Les danseurs sont déjà sur scène, ce qui met la table pour la pièce qui n’hésitera pas à plusieurs reprise de briser le quatrième mur. La proposition artistique de Boutin ne se contente pas d’offrir une performance théâtrale, mais crée un véritable monde parallèle, dans lequel la frontière entre le sacré et le profane semble floue, prête à être explorée.
Une expérience théâtrale immersive
The Rise of the BlingBling – Le Diptyque se divise en deux volets : La Genèse et La Plus Belle Histoire Jamais Contée, offrant ainsi une structure narrative en miroir qui pousse le spectateur à s’interroger non seulement sur le contenu, mais aussi sur la forme de ce qu’il observe. Dans un univers où l’Empire domine, où les structures de pouvoir sont omniprésentes et oppressantes, l’histoire de Jésus est revisitée d’une manière exccentrique.
Les personnages sont des héros modernes, réinventés à travers une lentille de culture populaire et de décalage. Les divinités, au lieu de l’aura divine qu’on leur attribue habituellement, deviennent des êtres presque grotesques, réintégrés dans une société où tout est devenu spectacle. Le mythe chrétien, loin de l’image pieuse qu’il véhicule traditionnellement, est transposé dans un univers plus proche d’une dystopie que d’un paradis terrestre. Le mélange de cultures, d’époques et de symboles (des cowboys et des monstres aux divinités antiques) est un coup de maître, un défi esthétique qui n’hésite pas à bousculer les codes, et qui fait beaucoup rire tout au long de la pièce.
Une mise en scène percutante et énergique
La mise en scène est à la hauteur de l’ambition de la pièce. La chorégraphie et la direction des scènes de combat, tout droit sortis de Kill Bill, sont d’une intensité et d’une fluidité impressionnantes. Ces moments violents ne sont pas simplement là pour choquer, mais deviennent un langage visuel qui raconte une histoire à part entière. L’énergie dégagée par les danseurs, leurs gestes violents et mesurés à la fois, semble symboliser une rupture avec l’ordre établi et une quête de liberté, voire de rédemption.
En parallèle, la musique joue un rôle primordial dans la narration. La direction musicale, signée Pierre Labbé, varie entre des morceaux électroniques percutants et des ambiances sonores plus planantes, créant des atmosphères contrastées qui supportent et accentuent la tension dramatique. L’orchestre vivant, et parfois la bande sonore d’une violence presque cinématographique, plongent le spectateur dans une atmosphère qu’on pourrait presque qualifier de psychédélique. L’aspect visuel, lui aussi, ne manque pas d’intriguer avec des jeux de lumière saisissants et des projections vidéo qui viennent renforcer l’immersion dans cet univers parallèle.

Un ton dichotomique et une réflexion profonde
Ce qui frappe dans cette œuvre, au-delà de la puissance de ses scènes d’action et de son esthétique débridée, c’est le ton qu’elle adopte. En effet, The Rise of the BlingBling joue avec une dichotomie constante : l’humour absurde se mêle à des moments de réflexion plus profonds, créant un contraste fascinant. Les personnages, en particulier celui de Jésus, oscillent entre des scènes où la tragédie semble sur le point d’éclater, et des instants de légèreté où le rire, voire le grotesque, s’impose.
Par exemple, dans certaines scènes, le personnage central de Jésus est traité à la fois comme une figure sacrée et comme un homme débordé par ses propres contradictions, naviguant entre un pouvoir divin et une faiblesse humaine qui ne peuvent que résonner avec les spectateurs contemporains. Cette approche ironique crée une sorte de malaise : l’aspect sacré est traité avec un cynisme qui semble à la fois comique et dérangeant. Cependant, derrière cette critique de la religion, c’est aussi une réflexion plus large sur la consommation de l’image et la manière dont les sociétés modernes, en quête de sens, transforment des icônes en spectacles.
Une œuvre audacieuse, mais pas sans messages
En fin de compte, The Rise of the BlingBling – Le Diptyque ne se contente pas de provoquer. La pièce réussit à aborder des thèmes lourds, tels que le pouvoir, la religion et l’identité, tout en les enveloppant dans un écrin ludique, presque carnavalesque. C’est une critique féroce de la façon dont la société moderne consomme et réinvente sans cesse ses icônes, qu’elles soient religieuses, politiques ou culturelles. En d’autres termes, c’est un spectacle où l’on rit de ce qui nous fait peur, où l’on questionne la manière dont on se rapporte aux mythes et aux croyances, tout en célébrant cette même tension.
Un message audacieux et original
En somme, The Rise of the BlingBling – Le Diptyque est une œuvre théâtrale audacieuse, mêlant humour, danse, arts martiaux et réflexion philosophique. Elle brise les codes traditionnels du théâtre en offrant une relecture radicale et débridée de l’histoire de Jésus, tout en invitant le public à une immersion totale dans un univers parallèle où les frontières entre le sacré et le profane s’estompent. Le spectateur est pris dans un tourbillon visuel et sonore, où chaque élément, qu’il soit esthétique, narratif ou symbolique, porte un sens plus profond.