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Cette pièce est un combat

Rien à voir, tout à entendre

Koltes Prod 2B (c)Jean-Francois Hetu

© Jean-François Hétu

Par : Sébastien Bouthillier

Dans la solitude des champs de coton, le dealer et le client se colletant de toute leurs forces, la pesanteur de leur chute sera fatale comme le désir attire pourvoyeur et nécessiteux l’un à l’autre. La violence jaillit du choc de leur rencontre, inopinée ou espérée, selon l’état d’âme de celui qui tait ou admet son désir.

Ils s’empoignent d’abord tels des pugilistes jaugeant leur force; le dealer (Hugues Frenette) et le client (Sébastien Ricard) se combattent ensuite avec une brutalité inouïe : la langue française sert de muscle, la stylistique devient analogue au pugilat et l’argumentation remplace l’endurance physique.

Pendant qu’ils luttent, leur intelligence à ciseler, des répliques percutantes ne leur ôtent pas leur humanité. Mais elle révèle l’animalité qui guette, attendant l’obscurité de la nuit pour jaillir. Dealer et client illustrent implicitement la sauvagerie que vernit la civilité. Si la seconde est obligatoire le jour, alors elle devient nécessaire la nuit, affirme l’un des protagonistes.

La mise en scène conçue par Brigitte Haentjens pour exacerber la confrontation – et l’impuissance d’un public fasciné par la violence – démontre que la société est éminemment sauvage. En même temps que les lutteurs s’élèvent philosophiquement, ils s’abaissent terriblement à cause de leurs prises rhétoriques qui enserrent fatalement.

Le génie de l’auteur Bernard-Marie Koltès consiste à mobiliser la stylistique dans une argumentation sublime pour qu’en résulte un objet esthétique. Et pourtant, la langue occulte plus qu’elle n’éclaire dans la noirceur de la nuit où il campe l’action. Si c’est une pièce de théâtre, elle s’écoute plus qu’elle se regarde, car on ne voit rien dans la pénombre.

En fait, le dealer offre quelque chose, mais le client ne veut rien et refuse même l’idée qu’il puisse vouloir quoi que ce soit. Leur négociation vire en duel où subsiste la violence comme langage parce que l’intensité de leur désir approche la limite de ce que tout mot peut exprimer. Le désir du client d’obtenir quelque chose. Le désir du dealer d’offrir quelque chose.

Toutefois, l’entente synallagmatique s’avère impossible : la réciprocité est impensable dans ce sordide commerce où le danger d’une attente insatisfaite, le danger d’un tarissement du désir ou le danger qu’il génère d’autres envies amplifient paradoxalement l’objet désiré sans qu’il ne soit jamais nommé. S’agit-il de drogue, de prostitution ou Koltès se moque-t-il du public en attisant justement son désir de connaître pour quoi se battent dealer et client?

Les répliques aussi longues que des monologues tressent trois thèmes. La noirceur nocturne, qui permet de taire, d’occulter, de cacher, de receler. La pesanteur, qui sous-tend l’inexpugnable loi de l’attraction, la gravité, la fatalité, la finalité, l’échéance. La hauteur pour imaginer ascension, chute et rang social.

Dans la solitude des champs de coton, à l’Usine C jusqu’au 10 février.

Crédit photo : Jean-François Hétu.

Texte révisé par : Johanne Mathieu